ÉTUDES TRADITIONNELLES

Rédacteur en Chef : MICHEL VALSAN

67° Année Novembre - Décembre 1966 398

L'ÉPITRE SUR L'ORIENTATION PARFAITE

(Risâlatu-t-Tawajjuhi-l-atamm)

Le traité traduit ici est attribué, avec quelque vraisem- blance d’après le style, au Cheikh Gadru-d-Din Abû--Maâli Mohammad ibn Ish'aq al-Qûnawi (im. 672/1273) disciple direct du Cheikh al-Akbar Ibn Arabi (D). Un certain nombre de manuscrits indiquent cependant ce dernier comme auteur. De toute façon il s’agit d’un écrit qui porte l’enseignement du Cheikh al-Akbar.

Notre traduction est faite d’après deux manuscrits qui sont inclus dans des recueils de traités du Cheikh al- Akbar : Berlin, Ahlwardt 2995, Pm. 15 (pp. 27-36), qui linscrit sous le titre Al-Ujälah fi-t-Tawajjuhi-l-atamm « L’Ecrit rapide sur l’Orientation la plus complète », et India Office 1329 (fol. 102 b-107b), il porte le nom ar-Risälatu-l-Murchidiyyah = « L’Epitre de direction spi- rituelle >». Sous ce dernier titre et aussi sous celui d’Ar- Risälatu at-Tawajjuhiyyah « L’Epitre relative à l’Orien- tation >», on trouve plusieurs mss. qui indiquent Al- Qûnawi comme auteur (2) et qui de toute facon doivent être rattachés aux copies portant les autres désignations sous lesquelles le plus souvent cette fRisäla est attribuée à Ibn Arabi.

Nous n’insisterons pas autrement ici, ni sur le côté bibliographique de l'écrit, ni sur la question de l’attribution à Al-Qûnawi ou sur la carrière de ce maître ; quant aux questions doctrinales, en la circonstance, nous nous résumons aux notes, assez nombreuses du reste, dont nous accompagnons les passages les plus difficiles.

(4) Cf. O. Yabhya Histoire et classificalion de l'œuvre d’Ibn Arabi; VIT, 1p-195020(n8 4472). (2) Cf. Brockelimann G.A.L. (voir au nom de Qûünawi).

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Au nom d'Allah le Tout-Miséricordieux, le Très- Miséricordieux ! C’est à lui que nous demandons secours et c’est par Lui que vient la réussite.

Louange à Allah qui accorde aux plus purs de Ses serviteurs le surcroît des grâces de l'élection. qui leur dispense les faveurs les plus considérables et les dons les plus abondants ! Lui qui les fait sor- tir de l’intériorité de leur être dans la Science divine et des ténèbres de l’état potentiel, vers l’extériorité de l'existence personnelle qui concentre les lumières et les éclats. Lui qui leur fait traverser les phases, les cycles et les degrés alternatifs et complémen- taires dont nous fûmes averlis dans la plus noble révélation prophétique (1). Lui qui, ensuite, les trans- fère de l’exiguité de la condition humaine et de sa ramification, des obscurités de la houle matérielle (2) et de sa composition, sur les navires de la providence el de la foi confirmative (3), sur le Bùüràq de l'œuvre

(1) Les références qu’on pourrait trouver sur ce sujet dans les textes sacrés sont nombreuses. Nous en citerons à titre indi- catif ces versets : « C’esl lui qui vous développe d’une âme unique : vous passez ainsi dans des phases alternatives et complémentaires » (Coran 6, 98). « Il vous a créés par phases. Ne voyez-vous pas cominent Allah a créé Sept Cieux superposés, et qu'il y à mis la Lune comme lumière et le Soleil comine flambeau ? Allah vous a fait pousser de la Terre comme des plantes. Ensuite Il vous y fait retourner et vous en fait sortir de nouveau. Et Allah a mis la Terre comme tapis pour vous, afin que vous y parcouriez de multiples voies » (Coran 71, 14-20). Les cycles naturels mentionnés correspondent à des phases de la réalisation initiatique.

(2) Cf. le verset : « Il vous a créé dans les ventres de vos mères, création après création, en trois obscurités ». (Cor. 39, 7). Les « obscurités » sont : l’« épine dorsale » (aç-culb), le « ventre » (al-bat'n) et la « matrice » (ar-rahim), réceptacles des trois degrés successifs de « création » qui sont respective- nent : le « liquide spermatique » (an-nut’fah), le « grumeau de sang » (al'alagah) et le « morceau de chair » (al-mud”ghah). (Cf. Cor. 22, 5 et 23, 14-15). Pour la notion de « houle obscure de la matière » qui rappelera en outre l’enseignement cosmo- logique des anciens, on peut citer le verset : « Les œuvres des infidèles sont semblables aux ténèbres dans une mer houleuse : une vague vient les couvrir, et au-dessus de celle-ci, une autre vague arrive, puis un nuage : ténèbres, les unes sur les au- tres. » (Coran 24, 40).

(3) À propos du « voyage initiatique » figuré comme une

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pieuse el de la grâce concordante (4), jusqu’à ce qu'ils arrivent à leurs ports (5) et jettent leurs ancres à la station de la Vérité de la Certitude (Haqqu-l- Y'agin) et du dévoilement Suprême (al-Jalàä). Là, en- duisant leurs regards sensibles et leurs intuitions sub- tiles du collyre de Sa Lumière, Il leur montre le secret de l'identité en Lui de Sa primordialité avec Son ultimité, de Son intériorité avec Son extériorité, et ils voient qu'il est la Face et lAdoré en toute diversité et en toute unanimité, et le Visé par tout accord et toute divergence survenus entre les deux mondes, celui des heureux et celui des malheu- reux (6). Ainsi, 1ls sont sauvés des abimes du doute, de la perplexilé et de la dispute, et se trouvent être bien dirigés « vers ce (même) par quoi ils divergérent en fait de vérilé avec la permission d’Allah » (Cor. 2, 213) el sont ainsi guéris de toule maladie. « Ceux- sont le Groupe d'Allah! Or le groupe d'Allah n'est-il pas celui des êtres prospères ? » (Cor. 58, 22).

Que les Gräces unilives d'Allah se succèdent sur leur Chef, leur Modèle et leur Docteur par excellence,

navigation on se rappellera entre autres les voyages d'Ulysse. Numénius interprétant ces voyages comme le passage à tra- vers la génération, disait précisément que l’âme est ainsi reconduite « vers ceux qui sont hors de la houle et ignorent la mer ». (Cf. L'Odyssée, XI, 122).

(4) Le Burâq est la monture fabuleuse du Prophète lors du Voyage Nocturne. Initiatiquement il représente « le bon tra- vail spirituel » (al-’amal aç-çâlih).

(6) Traduction libre pour harmoniser des images disparates.

(6) La diversité des conceptions est en quelque sorte une conséquence de l’infinité des possibilités principielles, à quoi vient s’ajouter l'incapacité d’une expression complète de la connaissance réalisée, et aussi les amputations et les négations systématiques de toute formulation dogmalique. Le hadith disant que « la diversité d'opinion entre les Savants est une miséricorde pour la comimunauté traditionnelle » se rapporte à tous ces aspects de la question : on peut y voir notamment que toutes les doctrines tradilionnelles, instituées, malgré leur diversité et leurs divergences même, procèdent de grâces spé- cialcs et d’une « autorisation divine » (notion qui sera évoquée du reste dans la phrase suivante du traité). Le « monde des malheureux » cest sous ce rapport celui des conceptions non- autorisées et non-assistées divinement.

La notion de « visée » (wijhah) désigne l’« aspect » ou le côté » considéré de la Vérité Totale. Cf. le verset « Pour chacun il y a un aspect (divin) (wijhah) vers lequel il se tourne » (Coran 2, 146).

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celui qui est la Clé du cadenas de la création et Île Sceau du cycle de la souveraineté et de la supréma- tie, Muhaminad, le Souverain de la Prophétie, ainsi que sur sa Famille et sur les Parfaits d’entre ses frères et ses héritiers, les porteurs du Dépôt Divin (7) et de l’Etendard (8), les gardiens de toutes les voies de la Projection et de la Réception (9), et sur les gens de la Réalisation et de la Maîtrise, jusqu’au Jour de la Rencontre et de l’Union !

Li ++

Cet écrit hâtif contient une instruction concernant la modalité de l’Orientation première la plus parfaite (at-Tawajjuhu-l-atammu-l-awwali) pour le droit du Vrai (al-H’agq) qu'il soit magnifié et exalté! Il

(7) Le Dépôt de Confiance (al-Amänah) est le mandat divin au milieu de la création. Cf. « Nous avons proposé la Amänah aux Cieux, à la Terre et aux Montagnes. L’Homme s’en char- gea.… » (Coran 33, 72). Dans notre texte, l’application de ce fait fondamental qui préside à la fonction cosmique de l’Hom- me, est envisagée plus spécialement dans le domaine de la tra- dition islamique et se rapporte ainsi au mandat dérivant de la révélation mohammadienne, essentiellement confié au Chef Spirituel ésotérique de cette tradition.

(8) Le symbole de l’Etendard (al-Liwä') est mentionné dans le hadith suivant : « Adam et aussi ceux qui lui sont subor- données se trouvent sous mon Etendard ». Dans les Futühaät (Cf. 73, quest. 76-77), Muhyu-d-Din Ibn Arabi explique qu’il s’agit de l’Etendard de la Louange divine (Liwä’u-l-Hamd). Adam a eu cet attribut devant les Anges en raison de la con- naissance de « tous les Noms divins » qu’il avait reçue mais il le détenait néanmoins comime lieutenant (n4itb) du Prophète Muhammad qui, considéré dans son aspect universel et pri- mordial « était Prophète alors qu’Adam était encore entre l’eau ct l’argile », selon les termes d’un autre hadith, et qui est le titulaire de cette enseigne initiatique en raison de sa connaissance des Paroles Synthétiques qui englobe celle des Noms divins. C’est aussi par l’attribut du Coran, expression des Paroles Synthétiques, que le Prophète a droit à l’Eten- dard, car le Coran est considéré comme renfermant toutes les Louanges.

(9) Les notions de Rencontre (at-Talaqgqi) et de Projection (al-Ilqä,) se trouvent énoncées plus spécialement dans le ver- set suivant : « Allah, l’Elevé des Degrés, le Maître du Trône, projette l’Esprit de Son Commandement sur celui qu’il veut d’entre Ses serviteurs pour qu’il avertisse du Jour de la Ren- contre » (Coran #0, 75). Cet aspect de la révélation prophétique

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indique comment on épure la fermeté volitive (al-’azi- mah) et comment on se consacre au but lorsqu'on se dirige vers le Vrai et qu’on Le vise avec la « face du cœur » (wajhu-l-qalb). 11 explique la voie la plus droite, la plus directe et la plus courte, préférée par le Vrai pour l'élite des peuples, et au sujet de laquelle H a averti dans Sa Loi avec laquelle Il a envoyé Son Prophète Muhammad, le meilleur des Prophètes sur lui et sur eux la prière et le salut ! (10)

Je montrerai ici s’il plaît à Dieu le secret de l’invocalion (adh-dhikr) (11), de la « présence » (al- hud’ur) et du vidage du réceptacle (de la conscience) (afrighu-l-mahalD pour praliquer le regard continu (al-muwäjahah) vers la présence du sublime et su- prême Vrai. J'indiquerai ainsi comment on passe du mode exlérieur du dhikr à son mode intérieur, comment on réunit ensuite ces deux modes, comment cela mène à l’évacualion sus-mentionnée du cœur, afin d'aboutir au dévoilement du Vrai caché dans le secret du cœur, chose qui n'arrive qu’au cœur vidé de tout

peut être « hérité » par des Awliyä, des maîtres spirituels (cf. Futûhät, chap. 155), qui ne sont pas pour cela des Pro- phètes légiférants, cette possibilité étant fermée de toutes façons pour ce eycle traditionnel, depuis le Sceau de la Pro- phétie législative.

(10) L’auteur attire l’attention sur le fait que l’enscigne- ment qu’il va exposer en cette manière éminemment initiati- que, est fondé directement sur la doctrine révélée. La Loi (Shar’) en Islam n’a pas le sens restreint qu’elle a dans la civilisation chrétienne elle s’oppose même d’une façon spéciale aux idées de Foi et de Grâce ; elle se rapporte, au contraire à l’institution révélée dans toute sa généralité, car la Loi islamique est totale et inclut tous les domaines et tous les degrés de la vie spirituelle cet temporelle, y compris les principes et les méthodes de la connaissance métaphysique. La différence que nous signalons est en rapport avec la ques- tions très spéciale et sur laquelle nous ne pouvons pas insister ici, du mode de constitution de la forme traditionnelle du Christianisme dans laquelle interviennent, à côté du message originel christique repris par la mission du Saint-Esprit, l’élé- ment législatif impérial occidental à part l’élément doctrinal des Grecs.

(11) Nous préciserons ici, liminairement, que le terme dhikr ne peut être rendu par un seul terme et que, même sous le rapport spécial qui nous intéresse ici, il signifie à la fois : « souvenir », « pensée », « rappel », « mention », « récita- tion », « incantation », « invocation ». Par la suite nous emploierons d’ordinaire le terme arabe lui-même.

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de qui est autre que le Vrai, et n'ayant de regard que pour lui.

Je remarquerai que cette méthode « d’orientation » est profitable tant aux commençants qu’à ceux qui sont déjà avancés dans la connaissance initiatique, à part les Parfaits d’entre les serviteurs d’Allah. Car tout cheminement constitue un cas spécial, et à toute démarche un bien peut rester caché à quelque mo- ment alors qu'il est pourtant urgent (de l’atteindre) ; ce n’est pas ici toutefois l’occasion d’en parler, ou de l’expliquer et d’en dévoiler le secret. C’est Allah qui est le Maître du Bienfait et de la Réussite en vue de la Voie et du meilleur Voyage.

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Base sur laquelle est fondée la méthode de l'Orien- lation Suprême : éléments constitutifs et conditions nécessaires.

Sache _— et qu’Allah nous confirme nous et vous en nous agençant sur le fil perlier de Ses servi- teurs rapprochés sache donc que, sans aucun doute pour nous tous, nous avons un support quant à notre existence, à savoir notre Créateur et celui de toute chose. De même, nous ne doutons pas qu’il soit plus noble que nous, surtout en raison de notre état de nécessité envers Lui : tout d’abord, parce qu'il nous fait exister, ensuite parce qu’Il nous dispense la sub- sistance existentielle, enfin parce que c’est Lui qui, d'une part, donne les moyens de sauver nos âmes de l’infortune et d'éviter ce qui attire cette infortune, d'autre part, procure les moyens par lesquels on peut gagner la félicité ainsi que la proximité de Lui et on arrive à frapper à la porte de Sa plus immé- diate Présence (Had’ratu-Hu-z-zulfà) dont l’accès con- fère l'Extrême Béatitude (as-Sa’ädatu-l-quçwd). Lui, du fait qu’'Il Se suffit à Soi, Il se passe de nous et de nos besoins de Lui, tant sous le rapport de l’es- sence que sous celui de lattribut, car l’imperfection, l’état de nécessité et la passivité sont nos attributs,

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tout comme l’activité, la suffisance par Soi et la per- fection essentielle sont Ses attributs.

Allah, par l’organe de Ses messagers, nous a ins- truit qu’'Il nous a créés pour L’adorer (12), et qu’il a désiré que nous réalisions, pour notre propre bien, la Servitude à Son égard, ainsi que Sa Connaissan- ce (13). Il nous a enjoint Son Culte unitaire (T'awhidu- Ilu) et [ nous a désirés en retraite solitaire avec Lui (14), pour chercher la félicité par une visée directe sur Lui et par une orientation vers Lui, exclusive de toute « associativité » (shirk) cachée ou se manifeste.

Il nous a prévenus contre la négligence, l'oubli et l’inatlention dus aux exigences de «l’âme qui pousse au mal > el aux suggestions diaboliques, et nous a recommandé de nous offrir aux haleines de Sa générosité (15).-.11 nous a promis Sa réponse si nous nous adressons à Lui (16). Il nous a dispensé le Pur don réservé dans le mystère de Ses Tré- sors (17). IT est donc nécessaire pour Loul croyant

(12) Cf. le verset : « Je n’ai créé les Djinns et les Homimes que pour qu'ils M’adorent » (Coran, 51, 52).

(13) Ceci résulte de l’acception plus profonde du verset cité dans la note précédente. Selon l'interprétation qu’on donne Ibn Abbas, le cousin et le compagnon du Prophète, désigné dans la tradition comme « l’interprète du Coran » (Tarjumänu- l-Qur’än) les paroles « pour qu’ils Madorent » (li-ya’budüni), signifient « pour qu’ils Me connaissent » (li-ya’rifüni) et ceci concorde en outre avec le hadith qudsi : « J’étais un Trésor Caché. Je n’étais pas connu. J’aimai à être connu : Je créai donc des créatures, Je Me fis connaître à elles, et elles Me connurent ».

(14) Cf. le hadith : « Qui Me mentionne en soi-même (en son âme), Je l’invoque en Moi-même (en Mon âme). etc.

(15) Allusion aux termes d’un hadith : « En vérité Allah a pendant vos journées des Haleines. Soyez exposés aux Ha- leines de votre Seigneur ! »

(16) Cf. le verset : « Lorsque Mes adorateurs t’interrogent à Mon sujet, Je suis tout proche. Je réponds à la demande de celui qui M’invoque, quand il M’invoque. Qu'ils M’adressent donc leurs demandes et qu’ils aient la foi en Moi. Peut-être seront-ils bien dirigés (Coran, 2, 182).

(17) H s’agit de la Connaissance Suprême obtenue d’une façon directe et immédiate par « l’épiphanie essentielle » (at-tajälli adh-dhâti) en dehors de toute acquisition, de toute science préalable et de tout support ou aide. Il en sera question plus loin.

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intelligent qui cherche la délivrance de son âme et qui désire la station de la Proximité (maqgämu-l- Qurbah) parmi les hauts degrés de sainteté (h'ad’arät qudsiyah) (18), de penser et de se résoudre à « l'orien- tation vers Lui» (at-tawajjuhu ilayhi) par le Cœur qui est la partie la plus noble de l’homme, du fait qu'il coordonne tout ce que l’être humain renferme comme formes du monde et vérités intellectuelles, et du fait qu’il est, ainsi qu’on nous l’a enseigné, « le Réceptacle du regard du Vrai» (19), « le Trône nup- tial de Son dévoilement » (20), «le Lieu de descente de Son Commandement » (21) et « l’'Escabeau de Ses Pieds » (22).

Mais il faut savoir que le terme « cœur » (al-qalb) ne désigne pas ici l’organe corporel à forme de pomme de pin, car bien que celui-ci s’appelle aussi « cœur », ce nom ne lui est appliqué que d’une façon analo- gique, pour autant que la « qualité » peut être appelée du nom du « qualifié », et le « support » du nom du « porté ». À part cela, tout être intelligent sait que le Cœur au sujet duquel Allah a enseigné par Son Pro- phète ceci : « Ma Terre et Mon Ciel ne peuvent Me contenir, mais le cœur de Mon serviteur croyant, pieux et pur, Me contient », ne peut être cette pomme de pin charnelle, car celle-ci est d’une trop misérable

(18) On remarquera que le plus haut degré est désigné com- me « la Station de la Proximité ». C’est la notion qui, pour des raisons de convenance traditionnelle, sert à « couvrir » celle d’Identité Suprême.

(19) Cf. le hadith : « Allah ne regarde pas vers vos formes extérieures mais vers vos cœurs ».

(20) Le symbolisme du cœur comme Trône divin (Mustaivä ÀArsh) dérive d’un hadith qui sera cité un peu plus loin dans le corps du traité. Pour le sens spécial de Trône Nuptial (Minaççah) il est utile de remarquer qu’il y a une allusion à un symbolisme de Dévoilement Nuptial qui revient fréquem- ment dans les textes doxologiques du Taçawwuf.

(21) Cf. les versets : « C’est un envoi de la part du Seigneur des Mondes, apporté par l’Esprit Fidèle sur ton cœur, afin que tu sois d’entre les Avertisseurs » (Coran 26, 192 - 194).

(22) Selon les données d’un hadith lorsqu’après la création des Cieux et de la Terre, Allah s’assit sur Son Trône (al-Arsh), « Il reposa Ses Pieds sur l’Escabeau (al-Kursi) ». Dans le sym- bolisme de la révélation, les Deux Pieds divins sont le Com- mandement (al-Amr) de l’Interdiction (an-Nahy) de la Loi divine. Par le symbolisme de l’Escabeau, le Cœur est envisagé donc sous un aspect inférieur au symbolisme du Trône.

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condition pour être le Réceptable du Secret Divin, et encore moins le Contenant d’Allah, la Surface de Son Regard Sublime, ou Son Trône. Le cœur humain est une désignation de la « Vérité synthétique » (al- H'agiqatu-l-Jämi'ah) qui réunit d’une part tous les attributs et toutes les fonctions seigneuriales, d'autre part, tous les caractères et tous les états générés, tant spirituels qu’individuels.

Cette vérité du Cœur procède, se développe et se manifeste dans toute son étendue et par toutes ses fonctions, comme une « figure synthétique » (hay'ah ijtimd’iyah) qui se produit entre les attributs et les vérités divines d’un côté, et les vérités cosmiques de l’autre, et aussi entre les caractères et les attributs engendrés par ces deux (ordres de réalités) ; tout cela vient après «exercice » (trliyàäd’) «trituration » (tah’annuk) et « purification » (tazkiyah), et après la cessation des tendances disharmoniques ; ceci impli- que la prédominance de «l'équilibre seigneurial » (al-itidâl ar-rabbäni) qui régit « l’équilibre spirituel » (al-r'tidäl ar-rûhänt), le « tempéramental » (at-l’abt'f), « élémentaire-supérieur angélique et céleste » (al-’un- curt-aç-cüri al-’alawi al-malaki al-falaki), aussi bien que « l’équilibre inférieur élémentaire » (al-itidâl as- sufli al-unçuri) (23). C’est alors seulement que se manifeste la réalité essentielle du cœur, de la même facon que l'encre noire résulle du mélange du sel et

(23) « L'équilibre élémentaire inférieur » est constitué par les quatre éléments sensibles (le feu, l’air, l’eau et la terre) appelés ’anâçir (sing. ’unçur). Quant à « l’équilibre élémentaire formel supérieur angélique et céleste », il semble être celui de la matière (al-hayñlä) et de la forme (ac-çàrah) qui sont appelées dans le péripatétisme arabe « les deux éléments par excellence » (al-’unçurâni) et qui déterminent l’éther (al- athir) cinquième des éléments inférieurs, proprement dits : à ce degré l’être est envisagé comme « corps éthéré », alors qu’au degré des autres quatre éléments, il est envisage comme « corps élémentaire ».

Au-dessus de ces deux équilibres se situe « l’équilibre tem- péramental » (al-i’tidäl at-tabi'i) les tabäi'i (terme qui s’ap- plique aux qualités sensibles) étant ici les quatre tempéra- ments (le nerveux, le sanguin, le lymphatique et le bilieux).

Quant à « l’équilibre spirituel » (al-i’tidäl ar-rühäni) selon un sens plus général qui inclut aussi le sens du « subtil psy- chique » il semble devoir être considéré comme comprenant l’ensemble des forces psycho-spirituelles en tant qu’elles s’op-

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du fer avec le carthame au moyen de l’eau, ou de la facon dont le feu jaillit du choc entre la pierre et le fer. Cette « forme » (cärah) qui se manifeste ainsi entre les choses opposées que nous venons de men- tionner, est la forme de la vérité du Cœur, qualifiée par les qualités de Dieu (al-H’aqq) et par celles du Monde (al-Alam). Le cœur charnel n'est qu’un « sup- port» qui témoigne de l’existence de cette forme et de son « miroir ». À cet égard les hommes occupent des degrés très variés. Celui qui connaît la totalité de ces degrés, connaît la vérité de l’Zsläm (la confor- mité à la Loi divine sous le rapport des actes et des abstentions), de l’Imän (la Foi), de l’Ihsân (la Perfec- tion adorative) (24), de la Waläyakh (la Maîtrise Sain- te) (25), de la Nubuwwatu-r-Risälah (la Prophétie légiférante), de la Khiläfah (le Vicariat divin) et du Kamäl (la Perfection totale) (26) ; il connaît ce qui est commun à tous ces degrés et ce qui les diffé- rencie l’un de l’autre. Comprends donc.

Ensuite je dis: Le voyage (as-sayr) ou le chemi- nement initiatique (as-sulük) et les exercices (ar- riyâd’'ah) prévus dans chaque règle spirituelle ont pour but la réalisation de cette forme synthétique et harmonique, résultant de l'accord entre, d’une part, les statuts des connaissances doctrinales orthodoxes et, d’autre part, les actes, les manières et les quali- tés, selon des proportions, établies par des critères d'intelligibilité et de légalité sacrée. (C'est sur cette base que) se manifeste l’entité constituée par la « for- me du Cœur », ainsi que son autorité (27). Alors elle

posent aux degrés corporels et physiologiques constitués par les autres « équilibres » précités.

« L'équilibre seigneurial » (al-i’tidâl ar-rabbänt) est la racine supérieure de tous ces quatre équilibres.

(24) Ce sont les principaux degrés constitutifs du Din (La Religion ou la Tradition instituée).

(25) La Waläyah inclut un aspect de prophétie non-légifé- rante, la Prophétie des Notifications.

(26) Il y a une indication sommaire de degrés-fonctionnels qui peuvent être occupés, sous des conditions particulières, par ceux qui ont atteint la réalisation essentielle suprême.

(27) L'expression rendue par « forme du Cœur » est aynu-ç- çürati-l-qalbiyah qui en raison d’une autre signification du terme ayn peut faire allusion au symbolisme de l’'Œil du Cœur (Aynu-l-Qalb).

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se manifeste sous le rapport de la qualité qui cor- respond à la « recherche » (f’alab) envisagée par l'être orienté (al-mutawajjih) état pendant lequel l’au- torité de cette qualité requise pour la recherche do- mine le reste des qualités que comporte l’essence de l’être la décision et la volonté de celui-ci s’unis- sent avec le commandement qui le pousse à la recher- che, et, dans cet état, l’être s'applique à « vider Île réceptacle (de sa conscience) » ({afrighu-l-malh'all), passant ainsi à une autre phase (de l'orientation spi- rituelle).

L'orientation première est globale ; elle dérive d’un amour de nature essentielle, sans cause ni moyens connus, sans conditionnement précisé dans la cons- cience de l’être « orienté », au commencement de sa carrière et de sa recherche ; cette caractéristique est le plus sûr indice de l’existence d’une « prédisposi- tion parfaite » (al-istidäd at-tâmm), car les affinités de nature essentielle sont seules dépourvues d’une causalité particulière. Quant à la deuxième orienta- tion, elle est une désignation de l'orientation (cons- ciente) vers le Vrai «selon ce qu’il sait Lui- même » (28), non conditionnée par une notion reçue ou conçue d’Incomparabilité (at-Tanzih) ou de Com- parabilité (at-Tashbih). Il s’agit d’une orientation absolue et synthétique (tawajjuhen mut’lagen jum- lien) douée de la plasticité de la Matière Première (hayüläniu-l-wacf) et pouvant recevoir toute forme et tout commandement émanant de la part du Vrai (29), et qui reste en dehors de l'esprit parti- culariste des croyances louables ou blâmables, réso- lue à envisager la Perfection du Vrai comme une Perfection d’Essence (Kamäl Dhâti), contenant tous les attributs perceptibles par les sens ou cachés et dont le secret ne peut être compris par une réflexion, ni par une intelligence, ni par un entendement, ni par une estimation, car telle qu’elle fut enseignée d’en

(28) Sur le sens de cette mention, qui reviendra d’ailleurs encore plus loin, cf. « Le Livre des Instruction » (Kitäbu-l- Waçäya) d’Ibn Arabi, Etudes Traditionnelles, avril-mai 1952, p. 125 avec la note 2 et p. 131 et la note 5).

(29) Ceci évoquera le célèbre vers du Sheikh al-Akbar : « Mon cœur est devenu capable de recevoir toute forme (Çära qgalbi qgâbilen kulla çûratin).

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haut, témoignée et connue, cette Perfection se mani- feste à qui elle veut et comme elle veut (30). Si elle veut, elle se manifeste sous n'importe quelle forme ; si elle ne veut pas, on ne peut lui attribuer aucune forme, ni nom, ni trace. Si elle veut, elle valide à son sujet toute assignation, se fait appeler de tout nom et accepte qu’on lui rattache toute qualité, mais en même temps elle reste en elle-même Sainte au- dessus de tout état et de tout ce qui ne convient pas à Sa Majesté, jamais dépourvue de ce qui lui est propre par essence, toujours inaffectée par une condition ou par des conditions, ou même par l’ab- sence de conditions (31).

Lorsque tu seras d’une telle disposition d’esprit, et lorsque cette conviction sera établie fermement en ton âme, lorsque la multiplicité de tes diverses pro- priétés sera effacée dans l’unité de ton orientation, sans empreinte, ni désir d’une autre chose, sans dé- tournement vers une autre affaire, c'est alors que sera confirmée l’affinité ou l’analogie (al-munäsabah) entre toi et la Dignité Sainte (H’ad’ratu-l-Quds) (32). C’est en cette condition que tu auras acquis la forme

(30) On pourrait remarquer à l’occasion que le premier fa- wajjuh est seulement « naturel » alors que le deuxième est en même temps « technique ». Sous le rapport de la causalité le premier se rapporte à la Volonté productrice divine (al- Mashiah) appelée, selon une expression d’Abû Tâleb al-Mekki, & le Trône de l’Essence Une » (Mustatwä Dhäti-l-Ahadiyah) dont les décrets sont exécutoires en dehors de la volonté et de la conscience des créatures ; par contre le deuxième tawajjuh qui suppose néanmoins le premier et l’inclut, participe en même temps à la Volonté normative divine, plus précisément à Son Commandement légal (al-Amr ash-shara’i} qui exige l’application consciente et volontaire à l’Orientation. C’est cette « jonction » des deux modes de la Volonté divine dans l’être spirituel, mettant d’ailleurs en cause les notions de déterminisme et liberté, qui était énoncée à propos du « pas- sage vers une autre phase de l’Orientation spirituelle ».

(31) Cf. Futühäât, ch. 143 : « L’Absoluité est un Condition- nement (al-lt’lâq taqyid) pour autant qu’elle se distingue du Conditionnement. Le plus qu’on peut dire de Lui c’est qu’il est Inconnu et Inconnaissable, or cela ne sort pas de la notion de « conditionné » car l’Inconnu s’oppose au Connu. »

(32) Sur la portée théologique et métaphysique de la notion de munäsabah voir aussi « Le Livre de la Première Connais- sance » (Kitäbu-l-Ma'’rifati-l-Ulä) du Sheikh al-Akbar. La notion d’« analogie » est fondée légalement sur le hadith : Allah a créé Adam selon Sa forme ».

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L'ÉPITRE SUR L'ORIENTATION PARFAITE

propice à la révélation du Vrai ({ajalli-l-Il'aqq) (33), et c'est alors que tu seras Escabeau de Ses Pieds el Trône Nuptial de Son Dévoilement ! Comprends bien cela.

Sache aussi que la source des facultés individuelles et complexionnelles de l’homme, la racine de toutes ses qualités, de tous ses caractères et de toutes ses activités, est son Cœur, qui d’autre part est le Miroir de l'Esprit divin. Ce C ur réunit donc les caractères spirituels et ceux individuels en raison du mystère exprimé par le hadith : « Le Cœur de Mon serviteur croyant Me contient. > Celui qui le divise et le dis- perse dans la poursuite des buts de ce monde, le ren- dant ainsi propre à toute recherche particulière, le cœur de celui-ci sera affaibli sous le rapport intel- lectuel, comme un corps qui, excessivement débilité, ne peut plus se rélablir, comme l’eau d’un grand fleuve quand celui-ci se divise en plusieurs bras. Un tel homme se verra alors amené à chercher des for- ces et du réconforl par des choses extérieures qu’il voudra introduire en lui el intégrer à soi, comme on fait avec les aliments dans la nutrition ordinaire ; or cela est une chose que la vérité profonde refuse en toute logique, car un tel cas est en réalité com- parable à celui de l’homme qui aurait l’estomac faible et les forces très diminuées et qui désirerait se réta- blir au moyen d’une nourriture, alors qu’il ne pour- rait en tirer nul profit, sa condition organique ne le lui permettant pas. Ce qui dans le domaine des réa- lités essentielles (al-h’aqäiq) correspond à la dispo- sition organique (f’abt'ah) du domaine corporel, c’est la qualification » ou la « prédisposition spirituel- le » (al-istidäd). Tant qu’il n’y a pas de prédisposi- tion, l’effort ne sert à rien.

(33) Selon « Le Livre des termes conventionnels des Soufis » (Kitäbu Ictilâh’âti-ç-Çuffiyah) d’Ibn Arabî : « Le tajalli (l’épi- phanie) est ce qui se découvre aux cœurs en fait de lumières des mystères ». Quant au tajalli-l-H'aqq de notre texte il est proprement « la Théophanie », car c’est un tajalli ilähi.

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ÉTUDES TRADITIONNELLES

«

Si, à ses débuts, l’homme se restreint à ce que comporte son essence personnelle et à ce qu’a déposé en lui le Vrai, et s’il préserve son «cœur » et son « secret universel » (as-sirr al-kulli) (34) de toute di- vision, dispersion et ramification résultant de l'atta- chement à des objectifs particuliers de l’état créé, ses forces et ses capacités organiques, spirituelles et ensuite divines, ainsi que leurs fruits, seront plus abondants et plus parfaits qu'ils ne pourraient l'être en s'appuyant sur la vertu des moyens extérieurs. Ignore sa perfection essentielle propre celui qui croit bien faire en entreprenant de la chercher et de l’attein- dre au-dehors. Si celui-ci était guidé dans la voie droite, 1l saurait que la quête fondamentale (at-falab al-açli) entraine nécessairement la mise en détail des réalités synthétiques et la manifestation des choses cachées, par un passage de la puissance à l’acte, mais que d’autre part toutes ses facultés et ses forces qui ont poussé en se ramifiant, en se multipliant et en se diversifiant dans la disharmonie, doivent retour- ner par une unification progressive, tout d’abord dans chacun des quatre « équilibres » précités (35), ensuite dans la racine unique et universelle qui réunit le tout, tout rameau revenant à la branche dont il procède, et toute branche à la racine, toutes les parties s’inté- grant dans le Tout. Mais cet être fut voilé à l’égard de cette (perfection fondamentale inhérente à l’être essentiel), par la séparation en les Deux Poignées (al-Qabd’atän) et par l’accomplissement des Deux Paroles (al-Kalimatän), et « parce qu'Allah à prononcé un décret existentiel qui devait se réaliser tel quel » (36).

(34) D’après une définition de Jurjâni (l'a’rifät), le sirr est un élément très fin (latifah) déposé dans le cœur, comme l’es- prit l’esl dans le corps, et qui est l’« organe » de la contem- plation (al-muchähadah). Voir « Une instruction sur les fon- dements de l'Islam (Kitäbu-l-l'läm fi-mä buniya alay-hi-l- Isläm) d’Ibn Arabi (Etudes Traditionnelles), Janvier-février 1962, p. 27, note 4).

(35) Voir supra note 24.

(36) Selon le hadith, Allah en prenant dans chaque main une poignée de la descendance d’Adam, les destina par deux sentences définitives à leur sort: « Ceux-ci sont pour le Paradis, et Je ne M’en soucie pas, et ceux-là sont pour l’Enfer, et Je ne M’en soucie pas ».

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L'ÉPITRE SUR L'ORIENTATION PARFAITE

Comprends et connais ce qu’il Le faut chercher et atteindre dans ta croissance et ta fructification, ce qu'il te faut éviter, et ce dont lu dois Le dépouiller par le travail de purification et de sanctificalion. Ainsi l’affaire sera plus à ta portée et la voie sera plus courte avec l’aide d'Allah et par Sa Volonté.

La translation dans les degrés du dhikr et ses conditions nécessaires.

Le premier degré est celui de l'élimination des pen- sées importunes par le moyen de la continuité du «dhikr extérieur » (adh-dhikr az’-z'âhtr) pratiqué avec effort (jidd) et concentration (jam'iah), sans arrêt mais sans excéder la complexion nalurelle, et toujours avec «présence» (}ud’ür) du Vrai (al- Il’agq) et sa « scrulalion ininterrompue» (muräqabah) « selon ce qu’il sait Lui-même à son propre sujet», ainsi qu'il a été dit précédemment (37).

Au degré suivant, les pensées importunes ayant été chassées et n’apparaissant plus, c’est le cœur qui prononce le dhikr ; soit le dhikr auquel tu te trouvais appliqué, soit un autre qui t’est déterminé par un état inspiré par le Vrai ; ce dernier cas peut se produire du fait qu’Allah (dont la gloire doit être proclamée au-dessus de tout) sait que la condition de cet autre dhikr te sera plus profitable. Quel qu’en soit le cas, réalise la « présence » au moyen de ce dhikr en abandonnant la forme extérieure de l’incantation.

Il en sera ainsi jusqu’à ce que tu sentes que tu peux vider ton intérieur du dhikr répété. Si tu désires cela et si tu te rends compte que tu en es capable. cfforce-ioi alors de vider ton intérieur du dhikr inté- rieur lui-même. Ainsi tu engageras ton âme à se pas- ser en même temps du dhikr extérieur et du dhikr intérieur. Tu t'en trouveras capable pendant une heure, mais pas toujours, ou pendant deux heures, ensuite les pensées t’assailleront ; si tu peux les re- pousser par ta fermeté, et si Lu peux te tenir à l’écart

(37) Voir note 28.

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ÉTUDES TRADITIONNELLES

d'elles et de ce qui les provoque, défends-toi de cette façon ; mais si tu n’y arrives pas, reviens au dhikr fait avec le cœur (adh-dhikr bi-l-galb), avec intellec- tion (fa’agqui) des lettres (du Nom) et pas avec leur représentation (takhayyul) tel que ton âme te pous- serait à le désirer (38).

Au cas où, en faisant ainsi, les pensées ont néan- moins assez de force pour te contrarier, pratique simultanément le dhikr extérieur et la « présence » intérieure, sans cesse, ou la plupart du temps.

Tant que tu persévéreras dans la méthode que je viens de t’exposer, ta libération des pensées sera accrue et se développera, de sorte que tu pourras renverser les pensées importunes et les chasser Fais donc travailler continuellement ton âme et ton cœur de la facon que je viens de te dire.

Si tu es occupé à quelque besogne, à part le temps de tes entretiens avec les hommes, et si alors il t'apparait nécessaire d’entreprendre quelque autre travail ou de t’appliquer à quelqu’autre besogne, dis : « Au nom d’Allah ! avec « présence » et « orienta- lion », au moment de cominencer ; ensuite procède à ce que tu as à faire, soit conversation, soit travail mental, soit autre action, en disant :

« Allahumima, sois ma visée en toute visée, mon but en tout but, mon aboutissement en toute course, mon abri et mon refuge en toute difficulté et tout tour- ment, ainsi que mon gérant en toute affaire. Accom- pagne-moi avec amour et secours, en tout état. »

Après quoi, applique-toi à ce qu’il te fut destiné de faire (39).

Vise aussi, dans les intervalles de tes états ordinai- res, la veille incantatoire, et le retour vers le Vrai,

(38) Cf. « Le Livre des Instructions » d’Ibn Arabi déjà rap- pelé, E.T., avril-mai 1952, p. 131.

(39) Les diverses « visées » et « activités » sont envisagées comme des « orientations » vers des aspects nouveaux de Ja même Vérité. Le « but » de ces orientations est ainsi utilisé comme une source d'énergie qu’il s’agit alors d’atteindre et posséder comme l'Energie Unique et Absolue, de sorte que l’être orienté retrouve intégralement sa Visée Unique. Cette conception fait que toute orientation et toute activité parti- culière convoque la totalité de l’être spirituel qui reste ainsi d’une façon constante sur sa tendance primordiale et capitale.

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L'ÉPITRE SUR L'ORIENTATION PARFAITE

au moyen de ce qui t’attache à Lui (40), ainsi que l'a enseigné Allah dans Sa Parole adressée à Son Prophète Bien-Aimé : « Invoque (wa-dhkur) ton Sei- gneur en ton âme, avec humilité et crainte, à voix basse, le matin et le soir, et ne sois pas d’entre les négligents ! » (Coran, 7, 205). Les derniers mots veu- lent dire : « Ne sois pas négligent en te suffisant de l’incantation au matin et au soir, ne te limite pas à ces deux moments extérieurs, qui sont le commence- ment et la fin (de la journée ordinaire), quoique cela soit utile et suffisant pour un autre que toi! > Or, à ce propos, rappelle-toi qu’Allah a dit aussi: « Dans l’'Envoyé d’Allah il y a pour vous un exemple excel- lent (Coran 33, 21). Conforme-toi donc à l'exemple du Prophète sans recourir à des innovations (41).

Si tu fais de cela ton habitude, la « présence » s’accroît en toi, le pouvoir de ton dhikr est renforcé, et l’enfancon de ton cœur apparait hors de l’enve- loppe fœtale de ta nalure brute. ‘Tes attributs et tes vertus sont purifiés, ton âme est sanctifiée ; le miroir de ton cœur est élendu, sa surface est aplanie par l'unification de sa multiplicité, et par la validité de de sa forme et de son aspect. Dépourvu de toute irré- sularité et de toute brisure le miroir de ton cœur cor- respond alors à la dignité de son Seigneur par l’unicité et l’amplititude, par l’absoluité et la sanctification, et tu es sublimé hors des troubles résultant de la multi- tude des attaches sentimentales aux choses du monde et hors de toute souillure.

Si tu t'établis fermement dans l'attitude que je viens de te proposer, te sera ouverte une autre porte entre toi et ton Seigneur, sans jiimimixion d’intermié- diaire à Son Sujet, ni par interférence du dehors ni par procession de Lui-mêine (42). tu sauras loi- même ce qu'il en est de Lui, ce qui le concerne, ce qu'œuvrent ensemble le Créateur et la créature, et ce qui y mêne.

L’« orientation » (at-lawajjuh) qui vient d’être in- diquée, devra être ton état, chaque fois que tu te

(40) C'est-à-dire au moyen de ton dhikr habituel.

(41) Ce rappel assez fréquent de la règle prophétique souli- gne que le T'açawivuf à sa source dans l’enseignement révélé.

(42) Par exemple un ange.

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ÉTUDES TRADITIONNELLES

dirigeras vers lon Seigneur : dans les œuvres spiri- tuelles de tous genre, dans les demandes que tu Lui adresses, dans la recherche du refuge auprès de Lui. et dans toutes les choses qui font l'objet de tes préoc- cupations tant d’ordre général que particulier (43).

« Et c’est Allah qui dit la vérité et qui conduit sur la route ! » (Cor. 33, 4).

* + *

Complément comportant aussi des précisions sur ce qui a été formulé précédemment de façon synthé- tique.

Sache que la raison profonde de la procession par ordre graduel dans la pratique du dhikr, de l’« orien- tation » (at-tawajjuh) et de l’« ascension » (at-tarag- qi) est la revivification de la vérité profonde cons- tituée par l’analogie (al-munäsabah) (44) primordiale entre Dieu (al-H’agq) et Son serviteur (al-abd). Cette vérité est actuellement perdue et se trouve voilée par les conditions de l’état de créature et par les carac- tères particuliers et les attributs variés de l’état con- tingent. Aussi, elle ne saurait être reconquise, réfor- mée et délivrée que par la rupture des liens exté- rieurs et intérieurs, et en vidant le cœur de toutes les affections engendrées par l’attachement de l’hom- me à toutes choses, connues de lui ou non. Ensuite le cœur doit reconstituer sa forme en tant qu’unité d'ensemble ; en effet sa «constitution » (al-hay’ ah) (45) (naturelle) est un agrégat d’attributs, de ver- tus, de connaissances, de croyances, de tendances, d’impulsions et d’orientations suscités par la conjonc- tion de l’âme humaine avec le corps élémentaire ; il en résulte en même temps un mélange entre des facultés corrélatives (mais spécifiquement différen- tes) certaines l’emportant sur d’autres sous le rap-

(43) Ce rappel d’ensemble correspond aux diverses modali- tés données plus haut dans la formule du fawajjuh.

(44) Voir supra note 31.

(45) Pour les notions de tahayyu' et hay'ah voir encore « Le Livre des Instructions » d’Ibn Arabi (E.T., avril-mai 1952, p. 128 et note 3).

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port de l’activité et de la passivité. Cette reconsti- tution se fait à l’aide de fortifications et combats spi- rituels, elle comporte la réforme des caractères na- turels au moyen des exercices appropriés, et la sup- pression des penchants produits par le contact entre les facultés organiques et les attributs (çifät) psychi- ques. Car :l est certain que le but ne saurait être atteint qu'après l'enlèvement des souillures et la répa- ration des défauts affectant ces attributs dans les- quels se rencontrent des caractères opposés comme ceux de la nature inférieure d’une part et ceux de l'Esprit d’autre part. L’atteinte du but exige aussi que ces attributs soient transférés hors de leurs dé- pendances et de leurs fonctions ordinaires, soustraits aux penchants qui les ont déséquilibrés et acheminés à nouveau vers le point central du cercle de perfec- lion qui leur est propre. Par cela ils retrouvent la fermeté de la disposition harmonique (al-taswityah) et l'équilibre (at-ta’dil) (46), et c’est ainsi qu’on se prépare pour la « Deuxième Insufflation (an-Naf- khah ath-thäntyah). Car de même que par la dispo- sition harmonique (initiale) et le «premier équili- bré > on a été préparé pour l’«insufflation de l’es- prit» (nafkhu-r-rüh) (47), de même par cette autre disposition harmonique et par ce « deuxième équili- bre » intervenant dans la complexion intelligible (al- mizäju-l-ma’nawt) (48), ce qui concerne alors les pro- priétés de l’âme rationnelle (an-nafs an-nât’iqah) et celles du corps élémentaire (al-badan al-unçuri), dési-

(46) Les notions de taswiyah et itidäl sont coraniques. Cf. « Celui qui t’a cré (khalaqa-ka) t'a disposé harmonieusement (sawwä-ka) et t’a équilibré (adala-ka) » (Coran 82, 7).

(47) Pour les notions de taswiyah et de nafkhu-r-rûh à pro- pos de la création d’Adam ,cf. « Et lorsque Je l’ai disposé har- monieusement (sawwaytu-hu) et que J’ai insufflé (nafakhtu) en lui de Mon Esprit » (Coran, 15, 29 et 38, 72). Ces premières disposition et insufflation sont celles de l’état naturel et pri- mordial de l’homme, alors que les deuxièmes sont tout d’abord selon la grâce générale que comportent les rites sacrés et les disciplines traditionnelles, ensuite selon la grâce du don divin reçu en acte. La « deuxième insufflation » est donc celle de la nouvelle génération effective de l’être selon Ia réalisation initiatique.

(48) Notion qui s’oppose à la complexion physiologique et sensible (al-mizäj at-tabii al-hissi).

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ÉTUDES TRADITIONNELLES

gnées par les termes de « caractères » (akhläq), « at- tributs » (çifät), « connaissances » (ulüm), « croyan- ces» (’aqdid), «impulsions » (batwätilh) et « orien- tations » (tawajjuhät), ainsi que par tant d’autres expressions spéciales, on se prépare donc pour «la deuxième insufflation ». Par cette préparation (isti dâd) et cette « rédisposilion » ({ahayyu’) de l'être par- ticulier, est occasionnée la manifestation du « secret » (sirr) de la « préparation universelle » (al-istt’dàd al- kullÿ) que l'initié (as-salik) a recu primordialement de la part de son Existenciateur. Quand cela est par- faitement accompli, se réalise la Deuxième Insuffla- tion de la part du Vrai, véhiculant un « deuxième secret (sirr thäni), appelé chez certains « la confir- mation sainte » (at-la’id al-qudsi) (49), chez certains

(49) On remarquera l’analogie de cette doctrine avec celle du sacrement de la confirmation chrétienne, entendu dans son sens primordial et initiatique. Le nom de « sacrement » est d’ailleurs exprimé chez les Arabes chrétiens par le terme sirr qui se trouve dans notre texte et qui en est aussi léquivalent étymologique. La notion de ta’yid bi-r-Rüh est coranique : elle est employée notamment 3 fois au sujet de Jésus : « Nous l’avons fortifié par l’Esprit de Sainteté (Ayyadnä-hu bi-Rühi-l- Qudüs) » (Coran 2, 87 et 253) ; « Lorsque je t'ai fortifié par l'Esprit de Sainteté » (Coran 5, 109); et comime on le sait le sacrement de confirmation est rattaché, même théologiquement, plus spécialement à la mission (= risälah) du Saint-Esprit.

Une autre fois elle est employée au sujet des Croyants : « Dans leurs cœurs Il à inscrit la foi et les à fortifiés par un Esprit de Lui (wa ayydnä-hum bi-Rühin min-Hu) (Coran 58. 22), ce qui permettrait certaines constatations très intéressan- tes, mais qui sortent pourtant de notre propos.

A propos de l’analogie que nous signalons, il faut dire aussi que dans notre texte on a la description d’un processus ini- tiatique complet la transmission de l'Esprit est effective comme résultat d’une « réalisation » et non pas seulement virtuelle comme dans l’accomplissement d’un « rite de trans- mission ». Ceci dit sans avoir à insister ici sur la distinction de nature existant entre des rites d’ordre religieux comme les sacrements ordinaires de l’Eglise et les rites proprement ini- tiatiques de transmission qui, dans le cas du Christianisme même, constituent au fond le prototype initiatique des sacre- ments ordinaires.

Dans le même ordre de considérations, remarquons aussi que le « Secret de la Préparation universelle » dont la mani- festation procède d’une purification préalable et précède la véhiculation du « deuxième secret », pourrait correspondre, dans la même perspective de simple symbolisme sacrementaire,

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autres «les descentes angéliques » (at-tanazzulât al- malakiyah) ou les « condescendances (célestes) » (al- munäzalät), et chez d’autres «les épiphanies des Noms et des Attributs » ({ajalliyâtu-l-Asmäi 1wa-ç- Cifât). Ajoutons que c’est après tout cela que se situe « l’'Epiphanie Essentielle » (at-l'ajalli adh-Dhäâti) exi- gée par ce qui est ineffable el ce dont le secret n'est connu que par les Parfaits en dehors de tout enseignement (ilm), de tout assistant (mu’in) et de tout état déterminé (h4l) (50).

Maintenant que tu as appris cela, sache aussi que les cœurs de la plupart des hommes se trouvent couverts de ténébres et de rouille par un effet des attaches de la concupiscence et des lois de la contin- gence. L’analogie (al-munäsabah) entre elles et le Vrai (al-Hagq) s'en trouve affaiblie, et c’est cela qui im- pose que les êtres s’arrachent à leur condition ordi- naire et gagnent l’état (al-h’älah) el la qualité (aç-ci- fah) aptes à orienter vers la dignilé divine, et par lesquelles sera confirmée l’analogie primordiale el revivifiée son autorilé, surtout quand on veut que cela se produire « d’un seul coup > (daf'aten-wäh’idah). Car le premier état (celui de nature) est caractérisé par le « trouble », l’« obscurité », l’« imperfection » et la « dispersion », alors que ce qui est propre à la dignité du Vrai qu’il soit glorifié —, ce sont les contraires de ces quatre états, à savoir la « pureté », la « clarté », la « perfection » et l’« unicité ».

et sous un certain rapport, au sacrement de baptême qui pré- cède le sacrement de confirmation et le conditionne.

Ces deux « secrets » sont les moyens de la « régénération initiatique effective ». On trouvera plus loin une référence précise du texte à cette doctrine par le terme même de wilädah thäniyah, « deuxième naissance ». Il faut remarquer seulement que la perspective initiatique de notre traité exigera de rap- porter cette notion non pas à la réalisation de la simple régé- nération psychique, mais à la « naissance de l’Homme Univer- sel > même.

(50) Au sujet de cette notion de tajalli dhäti voir aussi « le Livre des Instructions » d’Ibn Arabi (E.T., avril-mai 1952, pp. 130-131 et les notes) il est dit que la « Science de Essence » est obtenue sous un rapport particulier à chaque être (min wajhin khäççin) et en dehors du ressort de l’Intellect Premier. C’est par ce tajalli dhätf qu’est réalisé l’aspect suprême de l'Homme Universel car il se rapporte à l’Identité Suprême pleinement réalisée.

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Le secret du Vrai (strru-l-H’aqq), quoique renfermé (mustajin) en chacun et même en toute chose tout en l’accompagnant et l’enveloppant d'autre part, est cependant voilé par lesdites conditions de la con- tingence et de l’obscurité et par leurs attributs exis- tentiels. Celui qui sent en son âme le besoin du Vrai et de ce qui se trouve chez Lui, ne Le cherche et ne s’éveille à Lui qu’en raison de ce qu’il renferme de Lui en soi-même. En effet, selon nous, il est impossible que le Vrai soit cherché et aimé par autre que Lui-même, ou que puisse parvenir (ou s’unir) à Lui quelque chose qui ne serait pas de Lui-même. Telle est d’ailleurs la loi en toute recherche et dans tout chercheur. Le secret de la « Recherche du Vrai » (f’alabu-l-H’aqq) chez ceux qui Le cherchent consiste dans le fait qu’en réalité, celle-ci est l’œuvre du « Vrai conditionné » (al-H’'aqq al--muqayyad) enfermé dans le chercheur et qui est tel malgré la perfection éle- vée qu’il conserve en Soi ; elle survient lorsque l’un des voiles est déchiré ou aminci de façon propice, et alors le « Vrai conditionné » tend à rejoindre le « Vrai Absolu » (al-H’agq al-Mut'laq) et Sa Perfection Véri- table, de la même facon que la branche se rattache à la racine, et pour que le nom du Tout soit mani- festé au tout. La séparation entre «les deux Vrais », n’est résultée que par la survenance accidentelle d’une distinctivité relative, sous un certain rapport.

* **

L'analogie entre l’intérieur des hommes et la digni- du Vrai étant devenue lointaine, ainsi que nous venons de le dire, lorsque l’homme trouve dans son cœur une impulsion vers ce dont la raison et les conditions ont été exposées, et étant donné que l’ache- minement ne peut être envisagé que dans un certain ordre graduel, il doit procéder à partir de l’état il se trouve, et tout d’abord il doit se séparer de sa condition multiple, par l’isolement et la rupture avec le monde, recouvrant ainsi un des aspects de l’analo- gie entre serviteur et Seigneur. Ensuite, s’aidant des moyens mentionnés, il s’appliquera à anéantir ses forces multipliantes et dispersantes, tant d’ordre sen-

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sible que d’ordre imaginatif, que possède l’être ani- mal, tant celles acquises d’une façon effective, que celles intervenant en mode occidental, par intrusion psychique (khawätir). y mettra toute l’énergie dont il sera capable pour concentrer son aspiration (jam'u- l-hamm) (51) et consolider sa décision (tah’qiqu-l- azm). Alors il entreprendra son retournement vers le Vrai par le moyen de l’attachement au dhikr, qu'il s'agisse d’un dhikr précisé par son guide (al-murshid) ou d’un dhikr inspiré par un «état spirituel » (f’äl) ou par sa « prédisposition personnelle » (al-isti däd).

Le dhikr est sous un certain rapport « chose créa- turelle » (kawnt), sous un autre il est «chose sei- gneuriale » (rabbäni) : quant à sa formule verbale et à sa prononciation, il est chose créée, quant à ce qu'il désigne, il est « Dieu » (H’aqq) : le dhikr est donc comme un «isthime » (al-barzakh) entre le Vrai et la créature (52). De cela découle un autre aspect de l’analogie dont il est question, plus complet que le précédent. Quand le servileur devient un intime du dhikhr, il est comme mort au monde à beau- coup d’égards, mais d’un autre côté, il est un vivifi- cateur de la réalité secrète de l’analogie, en raison de la domination qu’exerce alors le statut de l’Uni- cité divine sur la multiplicité existentielle.

(51) Cette expression signifie aussi « concentration de la préoccupation ou du souci ». Cf. le hadith : « Celui qui rend ses soucis (al-humüm) un seul souci (hammen wähiden), le souci du Retour (hammu-l-Ma’äd), Allah lui suffira pour pour le souci de ce monde, et celui que les soucis divisent, les sou- cis de ce bas monde, Allah ne fait pas attention dans quel gué de ce monde il se perd ». Egalement cet autre hadih : « Débar- rassez-vous des soucis de ce bas monde autant que vous le pourrez, car à celui dont le souci majeur est le bas monde, Allah augmentera les dilapidations et lui mettra sa pauvreté devant les yeux, et à celui dont le souci majeur est la vie future, Allah concentrera les affaires et lui mettra sa richesse dans son cœur ! Un serviteur ne se dirigera pas avec son cœur vers Allah (qu’il soit glorifié et magnifié !) sans qu’Allah fasse que les cœurs des croyants affluent vers lui avec amour et miséricorde, et Allah sera lui-même le plus rapide à y venir avec tout bien ».

(52) Le terme barzakh exprime donc par lui-même une idée de « limite commune » de deux choses, mais il ne faut pas oublier que ce qui sépare les choses sous un rapport les ratta- che sous un autre et c’est surtout ce sens qui est à envisager ici.

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Plus loin, quand l’homme passe du dhikr extérieur vers le dhikr intérieur, et que le cœur le prononce sans peine ce qui arrive surtout dans le cas Île cœur prononce de lui-même un autre dhikr que celui auquel il était appliqué régulièrement son éloi- gnement des formes du monde et de ses modalités multiples et diverses s’accroît, et sa proximité du Vrai ainsi que sa relation analogique avec Lui devien- nent plus complètes. Plus se renforce sa décision (al’azimah) et s’accroit son désir de l’intimité enge- drée par l'isolement et par tout ce que nous avons mentionné, avec concentration de l'aspiration (jam’u- l-hamm) qui constitue la base la plus complète (al-acl al-atamm), et plus se renforce le pouvoir du « Vrai enfermé » dans l’homme et faiblissent en lui les canons de la pluralité el de la contingence. Alors le cœur du serviteur est illuminé, poli et purifié dans tous ses attributs ; il recouvre sa nature de substance simple (tajatvhara) et s’égalise pour atteindre la pla- néité de son miroir et l’unification de sa pluralité, comme dans le cas du miroir sensible, cet objet qu’Allah a existencié comme un symbole, à cer- tains égards, du miroir du cœur humain et de sa vérité. Il est certain que la clarté et le poli du cœur sont réalisés par la parfaite égalisation des différen- tes parties de sa surface, par l'exclusion de toute discontinuité, de toute inégalité de niveau, de toute irrégularité ou brisure, tous accidents qui provoquent l’altération de l’image reflélée pour le spectateur, car, en pareil cas, celle-ci n’est plus ce qu’elle est hors du miroir ; cette chose arrive surtout quand la forme du miroir est en désaccord avec la forme de la figure; en effet, le miroir est parfait quand, en même temps que poli et plan, il est rond, parce que la forme cir- culaire est la plus excellente, ayant symboliquement une relation plus sûre avec l’absoluité, et de ce fait étant le plus apte à refléter l'intégralité de la figure et de son contour. C’est pour la même raison que les sphères célestes et les formes qu’elles renferment sont toutes fondées sur l’idée circulaire, car elles ont ainsi la relation la plus directe et sans sépara- tion, avec les esprits célestes dont elles dépendent, et par l'intermédiaire desquels elles procèdent de Dieu en tant que corps premier. Comprends cela.

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L'ÉPITRE SUR L'ORIENTATION PARFAITE

Maintenant nous dirons encore ceci : L’homme ne cesse de passer, ainsi que nous l’avons dit, de la « forme » (cürah) du dhikhr à son «sens » (ma’nû) et à son «intérieur » (bäl’in), ei de son articulation verbale à sa prononciation faite avec le cœur, qu'il s’agisse d’une même formule de dhikr ou d’une autre. L’« intérieur » du dhikr est autre chose que le « sens » du dhikr: ce qu’on désigne par l«intérieur c'est l’« orientation » vers l’Invoqué en tant qu’« Invoqué (Madhkür) et «But de l’Orientation » (mutawajjah Ilayhi) (53). Ce passage s'effectue par une ascension graduelle : à chaque degré tombe (yasqu{”) un ensem- ble de conditions (ah’kâm) multiplicatrices et d’attri- buts (cifät) de contingence de l'être, et en même temps est renforcée l'autorité de l'Unité et de Pou- voir de son Seigneur. Par « chute » (suqüt”) des « at- lributs » (çifät) el des « facullés » (quiven), en ce cas, il faut entendre (leur destruction) à l'inverse de leur « perte» dans la situation antérieure qu'avait l'être comme tous les hommes ordinaires. Lorsque les « attribuls » et l’« orientation » deviennent ainsi par- faits, et que les causes de la multiplicité el de la con- tingence se sont évanouies, l’analogie entre la dignité du Vrai et le cœur est confirmée. Alors se produit « l'épiphanie » (at-fajalli) de « Celui qui est enfermé dans le serviteur rien n’y faisant plus obstacle et ce dévoilement (de sens ascendant) se conjugue avec le dévoilement de sens descendant du Vrai el avec Son Commandement (al-Amr). Les facultés tant intérieures qu’extérieures de l’être subissent une trans- formation intelligible (istih’älah ma’nawiyah) : sa « terre » et ses « cieux » sont changés en autre Terre

(53) Cette distinction revient à ceci : le « sens » du dhikr est le contenu intellectuel du nom ou de la formule d’incanta- tion, avec ses possibilités théoriquement indéfinies ou illimi- tées, restant dans une certaine indétermination et imprévisi- bilité quant à l’actualisation, alors que l’« intérieur » du dhikr est l’actualisation même à laquelle le cœur accède sur le mode intuitif et qui implique une relation plus immédiate et plus « intérieure » avec l’Invoqué. Cette dernière situation est illustrée de façon spéciale par le cas le cœur « entre » dans un autre dhikr que celui initial : ce nouveau dhikr a naturel- lement lui-même une « forme » ct se rapporte à un « sens » de l’Invoqué, mais étant reçu de l’intérieur de linvocation il représente une relation plus directe avec l’Invoqué.

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ÉTUDES TRADITIONNELLES

et autres Cieux, et il en est de même de tout ce qu'ils ont contenu, car sa Résurrection est arrivée et sa stature est redressée. Alors, en conformité avec la parole divine disant : « Abandonnez tant le dehors du péché que son intérieur » (Coran, 6, 120), l'être qualifié par la partie initiale du verset qui dit «la lerre sera changée en autre ‘Terre, el les Cieux aussi» (et qui est prise ici dans son application microcosmique et initiatique), l’est également par sa partie finale : « Et ils paraîtront devant Allah, PUni- que, le Réducteur ! » (Coran, 14, 48). Alors ses con- victions (’{iqäd) au sujel de toule chose changent en raison du changement subi par ses modes de per- ception, et ceci est conforme à celle autre parole d'Allah : « Alors, il leur apparaîlra ce avec quoi ils ne comptaient pas ! » (Coran, 39, 48). Ce qui s'ensuit alors on ne peut le mentionner el encore moins l’ex- pliquer, ear il faut au contraire le taire et le cacher. « Et loule chose est facililé en vue de quoi elle fut créée... » (b4).

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De ce que nous avons exposé dans cet écrit hâtif, malgré son caractère sommaire, chacun pourra pren- dre ce qui lui correspond et ce que favorise son «instant spirituel » (wagt) et son «état» (h’4l), car «ce qu’Allah ouvre aux hommes comine miséricorde, nul ne peut le retenir, et ce qu’il retient, nul ne peut l’accorder après Lui ; c’est Lui qui est le Fort et le Sage » (Coran, 35, 2). Celui qui désirera tirer profit de l'intégralité de cel enseignement, rattachera cette note complémentaire à ce que nous avons men- tionnés en premier lieu, car s’il saisit le sens que nous avons inclus dans ces paroles, il connaîtra le secret du Vrai déposé dans la créature : il compren- dra comiment «la miséricorde et la colère divines sont les sources de tout équilibre (itidäl) et de tout déséquilibre (inhirâf) qui affectent la situation des réalités intelligibles (al-ma’äni) et des esprits (al- artbâlv) ; il saura ce qu’est le « domaine des simi- litudes » (dlamu-l-mithäl) dans lequel les esprits s’en-

(54) Hadith.

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L'ÉPITRE SUR L'ORIENTATION PARFAITE

veloppent de formes subtiles, et dans lequel les réa- lités intelligibles se condensent pour prendre des appa- rences corporelles ; il verra aussi en quoi consiste l'équilibre du monde sensible (älamu-l-h'iss) ; il con- naîtra enfin le secret de la « deuxième naissance » (al-wilâdah ath-thâniyah) dont parlent les grands initiés, les Prophètes et les Saints, et dont il a été question plus haut (55). Il connaîlra donc le secret de l’occultation du Vrai dans les êtres créés, tout en les enveloppant, et en leur tenant compagnie du fait qu’« Il est avec eux qu’ils se trouvent » (Coran 58, 7), sans mélange, ni confusion, ni localisation. Il saura de quelle facon les facultés spirituelles nais- sent dans les enveloppes des matières grossières et quel est l’ordre successif des phases en cela ; aussi comment ces facultés arrivent à être dégagées de leur mésalliance par un processus analogue à celui pré- cédemment mentionné du passage de la multiplicité à l'Unité divine et de la réduction de la pluralité sous le pouvoir de l'Unité. Or, il y a une « ascen- sion libératrice » (miräju-t-tahk'liD : celui qui ne l’a pas « goûtée » et constalée comme une montée pendant laquelle on se dégage progressivement, à chaque degré et dans chaque monde, des conditions limitatives cor- respondantes, celui-là ignore ce qu’est l’« Ascension » (al-Mrraäj) et n'a jamais pénétré dans aucun des plans de la dignité du Vrai, même s'il faisait figure de savant émérite. Qu'on se rappelle ici le symbolisme de l’eau de rose à laquelle nous avons assimilé le se- cret du Vrai qui se propage dans tous les degrés existentiels pour retourner ensuite à son origine par une succession d'états appelée « voyage initiatique » (sulûk) (56). Il connaîtra également le secret de l’ex- linction (al-fand’) et de la permanence (al-baqä) le secret du voyage iniliatique, ce voyage commence et ce qu'il exige : à savoir que l’homme a été « essence pure » (ayn) (57), qu’en suile il est devenu « qualité »

(55) Cf. supra note 49.

(56) C’est certainement dans un autre de ses écrits que l’au- teur a formuler ce symbolisme ; et pourtant la phrase qui le rappelle pourrait faire croire qu’il en a été question dans notre traité même.

(57) C'est-à-dire ayn thâbitah « essence immuable en soi »,

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Gvacf) (58), puis « créature » (khalq), et fut arrangé (sawwä) (59) pour que le secrel du Vrai déposé en lui se qualifiât par les attributs de la créature et se nommât de son nom ; qu’en sens inverse, ce secret cherche à se dégaîner par une retraite hors des élé- ments empruntés à chaque plan d'existence et qui avaient servi à conslituer ses enveloppes (lors du pro- cessus descendant) (60). Il connaîtra en outre com- ment Allah est « maître de Son Commandement » dans les rapports entre les éléments spirituels (al- ariwäh’) et les éléments organiques (at-l’abd’i), ainsi que dans le domaine des caractères (akhlâqg) et des attributs (cifât) tant louables que blâämables ; aussi comment les Esprits hauts et saints sont dominés par l'autorité des Noms et des Altributs divins ; il connaîtra enfin la solution finale de tout l’univers sous le pouvoir réducteur de l’Essentialité divine. Il connaitra encore d'autres sciences comprises sous ces nolions, outre celles mentionnées ici, et dont on n’arri- verail pas à faire la simple énumération, encore moins à en donner la définition et l’explication. Effor- ce-toi de comprendre la porlée de nos paroles.

«Et c’est Allah qui dit la Vérité et qui conduit sur la route ». C’est Allah qui sait mieux ce qui est juste, et c’est vers Lui le voyage du retour et du rétablissement final : Louange à Allah Seul!

L’épitre est définie par la grâce d’Allah, par Son assistance et Son meilleur concours. En tout état de cause, la louange est à Allah !

Traduit de l'arabe et annoté par

M. VALSAN.

au degré de la Science Divine, identique au shay, « la chose », dans son état non-manifesté avec le Kun existentiateur.

(58) C’est la « qualité existentielle » que ie shay reçoit en mode contingent du Aun, tout en restant sous un autre rapport dans son « état immuable ».

(59) Pour les notions de khalq et taswiyah, voir supra notes 46 et 47.

(60) Ceci rappellera l’enseignement de la cosmologie du monde antique sur les enveloppes successives et les facultés que l’âme emprunte aux sphères planétaires dans son processus descen- dant et qu’elle abandonne pendant son ascension.

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